Jonas Hassen Khemiri : 47 raisons pour lesquelles j’ai pleuré en voyant le film PLAY de Ruben Östlund -

47 raisons pour lesquelles j’ai pleuré en voyant le film PLAY de Ruben Östlund

1. J’ai pleuré parce que tout commence si bien.
2. J’ai pleuré parce que je me suis senti bizarre après.
3. J’ai pleuré parce que les acteurs amateurs sont vraiment bons, le scénario vraiment bien écrit et l'image d’une authenticité remarquable.
4. J’ai pleuré parce que rien n’est authentique.
5. J’ai pleuré parce que la presse suédoise a applaudi le film pour son extrême justesse, car il ose la complexité et remet en question nos stéréotypes de manière efficace.
6. J’ai pleuré parce que j’ai trouvé le film raciste.
7. J’ai pleuré parce que je me suis senti stupide.
8. J’ai pleuré parce que je me suis senti fou.
9. J’ai pleuré pour toutes les fois où le frère de D se fait arrêter par la police qui lui demande ses papiers.
10. J’ai pleuré parce que le film veut créer un débat et qu'un journal répond en qualifiant le réalisateur de "David Attenborough de la jungle des cités".
11. J’ai pleuré parce que deux journaux décrivent les voleurs du film comme étant "de couleur".
12. J’ai pleuré parce que les gens semblent encore penser qu’il y a des gens sans couleur, c’est-à-dire transparents ?
13. J’ai pleuré parce que je ne suis pas transparent.
14. J’ai pleuré parce que les cinq jeunes voleurs du film sont des Noirs.
15. J’ai pleuré parce que les victimes des voleurs ne sont pas des Noirs.
16. J’ai pleuré parce que le film s'inspire de dossiers judiciaires réels.
17. J’ai pleuré parce que les acteurs utilisent leurs vrais noms.
18. J’ai pleuré parce que la réalité est réelle mais jamais aussi réelle que celle montrée au cinéma.
19. J’ai pleuré parce que la caméra suit en permanence les visages des victimes, réduisant les voleurs noirs à une menace floue.
20. J’ai pleuré parce que les menaces floues sont les meilleurs boucs émissaires de l’histoire.
21. J’ai pleuré parce que les regards sont tellement difficiles à décrire.
22. J’ai pleuré parce qu’au final, ce sont les regards qui poussent le frère de D à partir ailleurs.
23. J’ai pleuré parce que les voleurs sont dénués de conscience.
24. J’ai pleuré parce que le seul voleur doté d'une conscience se fait brutalement tabasser par ses copains.
25. J’ai pleuré parce que je n’ai pas trouvé très réaliste que les voleurs tabassent leur propre copain.
26. J’ai pleuré parce qu’en même temps, c’était très réaliste.
27. J’ai pleuré parce que le public a ri quand les voleurs noirs ont traité un des garçons blancs de "singe".
28. J’ai pleuré parce que les membres de la bande d’adultes ultra violents dans le tramway parlent, eux aussi, avec un accent.
29. J’ai pleuré parce que j’en ai marre que les hommes non-blancs soient toujours décrits comme des manipulateurs criminels et violents haïssant les homos.
30. J’ai pleuré parce qu’au fond d’eux-mêmes, beaucoup de gens pensent : "Oui, mais c’est exactement ce que vous êtes."
31. J’ai pleuré quand j’ai pensé aux commentaires que les lecteurs laisseront à propos de ce texte.
32. J’ai pleuré parce que l'exigence de complexité d’un personnage de film semble être inversement proportionnelle au degré de mélanine de sa peau.
33. J’ai pleuré parce que le frère de D ne fait que rigoler quand on lui demande quand il reviendra.
34. J’ai pleuré parce que je le comprends.
35. J’ai pleuré parce que les voleurs organisent à la fin du film une course à l’issue de laquelle le gagnant remporte toutes les affaires de valeur et que l’équipe des Blancs court de manière honnête et perd alors que l’équipe des Noirs triche et rafle tout.
36. J’ai pleuré parce que les voleurs fêtent la victoire devant des pizzas au kebab et traitent leur victime de "pédé" et sa mère de "sharmuta".
37. J’ai pleuré parce qu’ils sont humains ou alors j’ai pleuré parce qu’ils ne sont pas assez humains.
38. J’ai pleuré parce que les voleurs sont aussi manipulateurs dans la dernière scène que dans la première.
39. J’ai pleuré parce que mes yeux pleins de larmes ont empêché mon cerveau de saisir la suite du film.
40. J’ai pleuré parce que le public dans la salle était tellement blanc.
41. J’ai pleuré parce que les lumières étaient très fortes.
42. J’ai pleuré parce que les applaudissements lors de la première étaient vraiment chaleureux.
43. J’ai pleuré parce que l’art moralisateur me fatigue de la vie et que l’art fasciste me laisse avec la peur de vivre. Et peut-être qu’un film courageux est toujours dangereux entre de mauvaises mains.
44. J’ai pleuré parce qu’on n'autorise aucun des personnages du film à pleurer.
45. J’ai pleuré parce que D était assise à côté de moi et qu’elle ne pouvait pas s’arrêter.
46. J’ai pleuré parce que je n’étais pas seul.
47. J’ai pleuré parce que certains types de gens sont toujours obligés de justifier leurs pleurs.

Jonas Hassen Khemiri
Article paru le 18 novembre 2011 dans le quotidien Dagens Nyheter.
 

 
Åsa Linderborg I : Provoquer sans assumer -

Provoquer sans assumer

J’essaie de résumer le film PLAY pour mon fils âgé de douze ans :
- Trois garçons d’une dizaine d'années se font voler leurs téléphones portables par cinq garçons un peu plus âgés. Les cinq garçons sont noirs.
- Et alors ?
- C’est à peu près tout. Cinq garçons noirs, violents et calculateurs volent trois enfants typiquement suédois et bien sous tout rapport qui ne réagissent pas.
- Et celui qui a fait le film, il est genre Sverigedemokrat (équivalent suédois du Front National, NdlT) ou quoi ?
- Non, pas du tout.
- Ben, pourquoi il a fait un film comme ça alors ?

Ruben Östlund sait que son public appartient à une certaine classe moyenne, qui nourrit des ambitions intellectuelles et affiche une attitude positive vis-à-vis de la société multiculturelle. Il veut secouer des gens comme moi.
Mais que veut-il que je pense ?
Que la pauvreté est tellement répandue dans les banlieues où habitent les immigrés qu’ils sont obligés de voler les affaires des autres ? Qu'il y a des gens riches et d’autres qui sont pauvres ? Le message du film peut-il vraiment être à ce point banal ?
PLAY appelle au courage civique : personne dans le film n’intervient pour aider les garçons menacés. Mais est-ce parce que les voleurs sont des garçons issus de familles d’immigrés ? Ou parce que nous ne prenons pas la parole des enfants au sérieux ? Ou parce que tout le monde a peur des conflits ? Le film n’esquisse pas la moindre réponse.

Après le film, je suis allée au supermarché. Il n’y avait que moi et un père avec son fils dans le magasin. Ils étaient noirs. Pendant une nanoseconde, mon cerveau préprogrammé – échappant au contrôle de ma volonté – m’a projeté la même bande-annonce de l’histoire de l’humanité que chaque fois que je vois un Noir : navires négriers, Tintin au Congo, plantations de coton, Rwanda, ANC, Mohamed Ali, Cosby show, I have a dream, les Têtes de Nègres, Malcolm X, des enfants avec des mouches sur le visage, Obama, le SIDA, Idi Amin… une bande de jeunes de banlieue qui vole des téléphones portables.

Je refuse de croire que c’est cela – encore un cliché – que Ruben Östlund veut montrer avec son film. Mais alors, que veut-il ?

Jonas Hassen Khemiri semble penser que PLAY est un film raciste, voire fasciste (Dagens Nyheter du 18 novembre 2011). Son article aurait pu être une contribution efficace au débat si Khemiri n’avait noyé sa critique dans un inventaire de ses pleurs en 47 points. Point 37 : "J’ai pleuré parce qu’ils sont humains ou alors j’ai pleuré parce qu’ils ne sont pas assez humains."

Je me rallie à Annelie Jordahl qui constate, le 23 novembre 2011 dans le même journal, que les yeux pleins de larmes ont fait leur entrée dans les pages culturelles cet automne. C’est peut-être l’expression de l' "émo-cratie" de notre époque. La colère noire ou l’analyse sans faille sont considérées comme des méthodes primitives et dépassées. Pleurer sur la xénophobie ou la pauvreté des enfants est par contre signe de sensibilité et d'humanisme.

Ce qui est vraiment choquant avec PLAY – qui a reçu des prix par ailleurs – c’est que tout le monde marche sur des œufs avec ce film. Personne n’ose entrer en conflit avec ce réalisateur très branché, très avant-garde, qui lâche un tas de provocations sans les assumer. Ça fonctionne peut-être dans un milieu de bobos autosuffisants qui voient d'un bon œil l’immigration tout en habitant le centre de Stockholm, mais que se passera-t-il si le film est diffusé plus largement ? La première personne à poser cette question sera aussitôt accusée de mépris envers la classe populaire : "Moi, je suis capable de mesurer ce dont il s’agit ici, contrairement à ces gens-là." Mais je prends ce risque.

PLAY est déconseillé aux moins de 11 ans. Je suis finalement soulagée que mon fils de douze ans ait été occupé et n'ait pu venir avec moi au cinéma.

Åsa Linderborg
Article paru le 24 novembre 2011 dans le quotidien Aftonbladet.
 

 
Hynek Pallas : PLAY capte le réalisme suédois -


PLAY capte le réalisme suédois

Vingt-neuf fictions ont été produites en Suède en 2010. L'un des rôles principaux est joué par un Suédois "non-blanc" dans trois de ces films : "För kärleken" de Othmar Karim, "Snabba Cash" (Easy Money) de Daniel Espinosa et "Farsan" de Josef Fares. 2010 était une bonne année pour les personnages "non-blancs" – en 2009, ils n'étaient représentés que par un groupe de musulmans sans nom dans le film "Wallander – Hämnden".

Voilà dix ans que je m’intéresse à la façon dont sont représentés sur nos écrans les gens qui ont une couleur de peau différente. Au cours de ces dix ans, le sujet n’a fait pleurer personne dans les médias suédois. Je soupçonne que c’est là une des raisons, en dehors du film lui-même, qui a fait pleurer Jonas Hassen Khemiri à la première du film PLAY de Ruben Östlund.

L'article "47 raisons pour lesquelles j’ai pleuré en voyant le film PLAY de Ruben Östlund" est une réflexion personnelle à laquelle on peut difficilement répondre. Par contre, il me paraît important de répondre à tous ceux qui, sur les réseaux sociaux et autres forums, se sont permis d’isoler et de s’approprier certains des sentiments contradictoires de Khemiri pour en faire des dogmes. (Je suppose que c’est la forme – la liste par points comme dans une chaîne sur Twitter – qui a effacé toutes les nuances.). J’ai lu que PLAY est un film raciste, qu’il est mauvais parce qu’on fait trop de films où les coupables sont noirs et qu’il est dangereux car trop de gens en Suède ne le comprendront pas.

PLAY décrit la façon dont un groupe d’enfants noirs, de classe sociale inférieure, vole un groupe d’enfants blancs, de classe moyenne, grâce à ce qu’ils appellent le "coup du petit frère". Le film est une étude psychologique des comportements de groupe et cisèle, dans la douleur, une représentation de la façon dont fonctionne la menace et dont les victimes se prêtent au jeu de leurs persécuteurs. La menace résidant dans le fait que tous les persécuteurs sont noirs.

PLAY m’a profondément touché. Le film m’a rappelé des incidents de ma jeunesse qui m’avaient obligé à réfléchir à la couleur de ma peau et au fait d’être immigré et/ou Suédois, ainsi qu'à mes préjugés et aux privilèges que me conférait ma blanchitude.

Ce qui ne veut pas dire que je trouve le film d’Östlund dénué de complexité. Au contraire, c’est exactement pour cela que je l'applaudis. Pourquoi le cinéma devrait-il toujours caresser dans le sens du poil ? Pourquoi le cinéma devrait-il être dénué de complexité ? Nous n’exigeons pas d’une exposition au Musée d'Art Moderne ou d’un roman une vision simplifiée du monde, alors pourquoi l’exiger d’un film ?

Pour moi, le véritable sujet de PLAY, c’est le racisme inhérent à la structure du pouvoir dans la société. Il s’agit de savoir à quel niveau se situe quelle couleur de peau, et c’est une chose que les "non-blancs" apprennent vite. Nous, les Blancs, n’avons pas besoin de nous en soucier. Des études portant sur la blanchitude font état de la "transparence des Blancs" – lesquels ne sont apparemment pas si transparents que ça pour les garçons noirs du film – qui les rend aveugles à leurs propres privilèges.

Il y a une différence selon qu'on est blanc ou noir en Suède aujourd’hui. C'est de cela que dépend le milieu auquel on appartient, qui on est censé être et si on est surveillé ou pas. La menace que les jeunes Noirs de PLAY découvrent qu’ils véhiculent est à considérer dans ce contexte-là.

PLAY est le premier film suédois à aborder, de manière sérieuse, ces questions. Il offre l’opportunité d’un débat nécessaire. La douleur que PLAY inflige est terrible, mais quoi que l’on pense du film, il faut le remercier de nous rappeler les normes actuelles de notre société. Sans être un documentaire, le film montre où nous mène la structure raciste de la société suédoise : à un pays dans lequel on s’est débarrassé de la notion de "racisme" en l'attribuant à un seul parti politique tandis que la ségrégation basée sur la couleur de la peau et la classe sociale ne fait que croître.

Hynek Pallas
Article publié le 24 novembre 2011 dans le quotidien Dagens Nyheter.

Hynek Pallas est journaliste, critique de cinéma et docteur ès cinéma. En octobre 2011, il a présenté sa thèse "La blanchitude dans le cinéma suédois de 1989 à 2010".
 

 
Ruben Östlund : Ne détournez pas le regard ! -


Ne détournez pas le regard !

Au printemps dernier, je suis passé devant une manifestation sur la Place Kungsport, ici, à Göteborg. Deux groupes de manifestants, l’un pour et l’autre contre, s’étaient installés face à face sur la place, séparés par des policiers anti-émeutes, des barrières et des chiens. L’ambiance était haineuse, les plus virulents étant les "contre". Les membres des deux groupes brandissaient au-dessus de leurs têtes leurs téléphones portables, allumés en mode vidéo et braqués les uns vers les autres. Le nombre d’Iphone 4 était frappant. Pourquoi cette situation m’a-t-elle autant interpellé ? Entre autres parce que je me suis fait la réflexion qu’il y avait des choses nettement plus importantes vers lesquelles ces gens auraient pu pointer leurs caméras.

Le film PLAY a démarré par une image. Une image inspirée de faits réels. Cinq enfants noirs rackettant trois enfants blancs. Cette image était très problématique pour moi et j’ai été obligé de me demander pourquoi je la trouvais révoltante. Pourquoi était-elle si provocatrice pour moi ? Trois ans de travail plus tard, le film PLAY a connu sa première mondiale à Cannes, en mai 2011.

Les réactions à Cannes ont été bonnes, de nombreux journalistes étaient intéressés et souhaitaient nous parler longuement du film. De différents points de vue. Certains étaient en colère, et la première question d’un journaliste de la télévision française a été : "So you don’t like black people?". Je lui ai demandé pourquoi il avait interprété le film ainsi. Pourquoi considérait-il les cinq enfants voleurs du film comme les représentants d’un groupe ? Pourquoi ne pouvait-il pas les voir comme des individus ? Je lui ai dit que c'était là une des questions que j’aimerais que le film nous oblige à nous poser. Mais le journaliste était trop en colère pour m’entendre ou peut-être n’avait-il tout bonnement pas envie de comprendre.

Je pense que l’image de cinq enfants noirs rackettant trois enfants blancs est provocatrice parce qu’elle nous rappelle un déséquilibre social et économique. Elle nous rappelle une injustice historique qui perdure encore aujourd’hui. J’ai toujours dit que l’homme n’aimait pas le déséquilibre, que le déséquilibre le dérangeait. Aujourd’hui, j'irai plus loin en disant que c’est quand on nous dévoile que nous faisons nous-mêmes partie d’un déséquilibre que nous sommes dérangés. Nous pouvons vivre avec une injustice à laquelle nous ne sommes pas directement confrontés. C'est pour cela que la provocation est importante : elle nous oblige à ne pas détourner le regard. PLAY parle, entre autres, de faits difficilement avouables. Regarder ailleurs, par peur ou par complaisance ne fait qu'entretenir le problème. Ce qui équivaut à ne pas prendre ses responsabilités.

Si le film réussit à nous mettre face à un problème, je pense qu’une manière de s’en approcher un peu plus, c’est de porter un regard critique sur notre propre comportement. Pour ma part, je commencerai en décrivant trois situations dans lesquelles je me suis retrouvé au cours du travail sur ce film.

1. Les huit garçons qui jouent les rôles principaux dans le film viennent de quartiers différents de Göteborg. Ils ont tous des passés différents et parlent de manière différente. On les avait déjà réunis plusieurs fois pour voir ce que ça donnait, mais j’avais quand même très peur les premiers jours du tournage. J’avais peur parce que je savais que j’allais leur demander beaucoup et parce que la manière dont ils allaient fonctionner ensemble, en tant que groupe, était primordiale pour le film. Je me demandais s’il n’y aurait pas de prises de position susceptibles de créer des conflits du fait qu’ils venaient d'horizons différents. Mon inquiétude s’est avérée totalement infondée. Je pense que la raison en est qu’ils se sont rencontrés dans un contexte où ils avaient un but commun, bien identifié. Je pense aussi qu’ils sentaient que ce but avait un sens pour eux. Le but aurait pu être de jouer dans la même équipe de foot. Là, il s'agissait de tourner un film.

2. On était en train de tourner près de Bergsjön, dans la région de Göteborg, quand des jeunes ont commencé à perturber le tournage. Ils enlevaient nos barrières, pénétraient sur les lieux de tournage, criaient tellement qu’on ne pouvait pas utiliser les prises qu’on venait de faire. Il y avait des filles et des garçons. J’étais très frustré et je ne savais pas du tout comment réagir. Soudain, une de mes collaboratrices s’est dit qu’elle pouvait en profiter pour collecter des noms et des contacts puisque, pour une autre scène, nous allions avoir besoin de nombreux figurants. Au bout d’un moment, quand elle a eu fait le tour et noté quelques noms, la situation s’est calmée. La plupart des jeunes sont partis, même ceux qui n’étaient pas intéressés par la proposition d’être figurants. Une chose est devenue très claire pour moi : perturber le tournage était pour eux une manière de participer. Et tant qu’ils se sentaient exclus, c’était la seule manière. Dès l’instant où ils ont été invités à participer, toute raison de nous défier a disparu.

3. Après la première à Cannes, PLAY a été sélectionné au festival de Venise. Quittant le Lido, le producteur du film, Erik Hemmendorff, et moi-même sommes montés dans un vaporetto pour nous rendre à l’aéroport. Dans le bateau se trouvait déjà un acteur qui a joué dans un film belge et que j’ai reconnu. Il mesure deux mètres et il est noir. Je me suis assis à côté de lui et lui ai expliqué, en anglais, à quel point j’admirais le réalisateur du film dans lequel il a joué. On a continué à parler et il m’a demandé ce que je faisais au festival. Je lui ai répondu que nous étions venus avec un film. "Ah, lequel ?" "Play" ai-je répondu. "Et vous venez d’où ?" m'a-t-il demandé. "De Suède" ai-je dis. "Je viens de Norvège, alors on peut arrêter de parler anglais !" m'a-t-il dit alors dans un norvégien dénué du moindre accent.*

Ces trois exemples illustrent, à mon avis, une chose très intéressante. A ceux qui, sur des blogs anonymes, traitent Åsa Lindeborg, rédactrice en chef des pages culturelles du quotidien Aftonbladet, de "pute communiste", et à Åsa elle-même, qui est en colère contre PLAY parce que le film l’oblige affronter son propre regard, imbu de préjugés, j’aimerais conseiller une fonction qui existe sur l’Iphone 4. Quand le téléphone est en mode vidéo, il existe une touche permettant de passer de l'objectif avant à l'objectif arrière, pour filmer celui qui tient l’appareil. Et si vous appuyiez sur cette touche de temps en temps ?

Ruben Östlund
Article paru le 29 novembre 2011 dans le quotidien Dagens Nyheter.


* Les Suédois et les Norvégiens se comprennent quand ils parlent suédois ou norvégien ensemble. Ils n’ont pas besoin de communiquer en anglais (NDLT).
 

 
Åsa Linderborg II : Classe sociale et couleur de peau sont deux choses différentes -


Classe sociale et couleur de peau sont deux choses différentes

Cinq enfants noirs rackettant trois enfants blancs. Pourquoi cette image est-elle si provocatrice pour lui, se demande Ruben Östlund, de manière purement rhétorique, dans le Dagens Nyheter du 29 novembre.

Ce qui est provocateur, c’est qu’on nous abreuve quotidiennement de ce genre d’images débordant de préjugés et que son film PLAY ne fait que confirmer la thèse selon laquelle la réalité se résume à ceci : les immigrés sont des criminels. Le film n’est pas un documentaire mais Östlund souligne le fait que l'histoire s'inspire de vrais dossiers juridiques.

Sans plus de précisions, il répond aux critiques en disant que nous, ses adversaires, avons "un regard imbu de préjugés" ou que la colère empêche la compréhension, comme pour ce journaliste du Festival de Cannes qui lui demande "So you don’t like black people?" (Autrement dit, la colère n’est pas, aux yeux d'Östlund, une réaction normale face à une chose que l’on juge raciste).
Dans une tentative de feinter ceux qui l’accusent de racisme, Östlund incite le public à considérer les garçons noirs comme des individus et non comme un groupe. C’est demander l’impossible : ces garçons agissent ensemble, dans un but commun – voler des téléphones portables – et à la fin, ils se partagent le butin au sein du groupe.
Si les garçons noirs sont à considérer comme des individus et qu'il ne faut pas non plus voir les garçons blancs du film comme représentant autre chose qu’eux-mêmes, dans ce cas j’ai mal compris le message de PLAY. Je pensais que le film voulait ouvrir les yeux de la classe moyenne blanche face à ses propres privilèges.

Une interprétation de la société basée sur une matrice libérale, telle que la propose Östlund dans son plaidoyer ("les injustices de la société sont dues aux caractères des individus et non au fait que les ressources de la société sont mal distribuées") a pour résultat qu’on laisse des enfants, comme les garçons noirs du film, complètement en plan. Je ne crois pas qu'Östlund voie le monde de cette manière. Je pense qu’il nous sert la perspective de l’individu parce qu’il n’a rien trouvé d’autre (Lire : il n’arrive pas à analyser son propre film mais doit répondre à tous ceux qui essaient de le faire).

Et ce faisant, il réalise une regrettable culbute logique qui nuit au film. Une des qualités de PLAY, qui comporte d’ailleurs plusieurs scènes vraiment réussies, c’est d'oser aborder la question du déséquilibre économique et social. Pour de nombreux spectateurs aisés, c’est sûrement très dérangeant. Pour moi, le plus frustrant, c’est qu'Östlund réduit toute la structure de la société à une question d’appartenance ethnique : les garçons noirs sont pauvres parce qu’ils sont noirs. C’est vrai. Mais il est également vrai que ces enfants sont pauvres parce qu’ils n’appartiennent pas à la "bonne" classe sociale. Il existe un tas de gamins très blonds et très suédois qui, eux aussi, ont des parents sans revenus et qui, eux aussi, volent des téléphones portables. Tous les enfants blancs ne sont pas aussi bien lotis que ceux de PLAY.

La société de classes est multicolore. Réduire la question de la criminalité due à des facteurs sociaux à une question de couleur de peau revient à aller dans le sens des racistes : "Ceux qui posent problème, ce sont ceux qui ne nous ressemblent pas.". Östlund creuse un fossé entre des gens qui partagent la même inquiétude sociale et devraient, normalement, agir ensemble. Ou plutôt il l’aurait fait si le public ne se réduisait à ces bobos BCBG, qui pleurent et s'émeuvent d'oser s’exposer aux provocations d’Östlund.

Il y a une – ou plusieurs – voix que nous n’avons pas encore entendue(s) au sujet de PLAY. Les gens qui habitent Bergsjön* peuvent-ils au moins voir le film dans leur cinéma du quartier ? L’envie qu'a Östlund de défier le regard "imbu de préjugés" des spectateurs concerne-t-elle aussi ceux de Bergsjön ?


Åsa Linderborg
Article paru le 30 novembre 2011 dans le quotidien Aftonbladet.

* Bergsjön est une banlieue de Göteborg, située à environ 8 km du centre, comprenant de nombreuses cités et présentant un pourcentage élevé de chômage, d’immigrés et de criminalité. Une partie du film PLAY a été tourné à Bergsjön. (NdlT)
 

 
Stefan Jonsson : PLAY échoue à rendre compte de la perspective de l’autre -


PLAY échoue à rendre compte de la perspective de l’autre

Il n’est pas difficile de dire ce qui est bien dans PLAY, le film de Ruben Östlund. C’est le vide qui entoure les personnages. Chaque scène, chaque action transpire une sorte d’impuissance paralysante – une paralysie sociale qui se manifeste dans l’espace qui s’instaure entre les gens, dans les regards errants, dans les appels au secours qui ne rencontrent que le mépris, et dans le sentiment que le destin les a tous condamnés à vivre une vie où, à chaque instant, quelqu’un peut leur planter un couteau dans le dos.

Il n’est pas difficile non plus de comprendre comment Östlund crée cinématographiquement cette atmosphère. Les lieux sont toujours plus grands que les gens, et les personnages sont comme avalés par ce qui les entoure. Le début du film est significatif. On voit un centre commercial immense, des images panoramiques, vues d’en haut, une multitude de gens. La caméra a du mal à trouver les deux groupes qu’on finira par suivre à travers tout le film : les cinq enfants noirs qui jouent au chat et la souris avec des enfants blancs. Ces deux groupes flottent dans le décor, sans ancrage social.

Voilà comment Östlund décrit notre époque. C’est une époque où l’individualisme froid a envahi le cocon bétonné de l’État-providence. Dans ce contexte, le clan, le groupe, la bande deviennent le refuge et le sens de la vie pour la jeune génération. Et ces groupes ne se ressemblent pas et parlent avec des accents différents, selon leur origine sociale et leur quartier.

C’est une image pessimiste, mais contrairement à beaucoup d’autres images, elle paraît sincère même si elle n’est pas vraie, et originale même si elle n’est pas très approfondie.

Mais il n’est pas non plus très difficile de déceler le point faible du film : il impose une fausse explication à ce qui est, dès le départ, une fantaisie visuellement et socialement ambiguë. J'irai encore plus loin : tout ce qui aurait pu être intéressant dans le discours d'Östlund concernant la vie de la jeune génération, se perd définitivement quand il sous-entend qu'il n'est question dans le film que d’immigration et d’Africains.

Mais la raison en est facile à comprendre. De nombreux critiques ont noté les interludes comiques parsemant le film. Les tentatives des trois garçons blancs d’échapper aux cinq persécuteurs noirs sont interrompues, à plusieurs reprises, par des scènes se passant dans un train entre Lund et Göteborg. Quelqu’un a entreposé un grand berceau dans le passage entre deux wagons. Malgré les appels répétés des contrôleurs, son propriétaire ne se manifeste pas. Le personnel du train ne parvient pas à sortir le berceau du train et il y reste jusqu’au terminus, Göteborg.

La présence du berceau dans le film reste longtemps sans explication. En tant que spectateur, on pense dans un premier temps qu'il s'agit d'une allusion humoristique à l’immense faculté de la société suédoise de s’accommoder des problèmes et de les refouler.

Ce n’est qu’à la fin du film que le mystère s’éclaircit. Apparemment, le berceau appartient aux parents d’un des persécuteurs et voleurs noirs. Apparemment, la famille est Somalienne. Les Africains ont trouvé un moyen de transporter gratuitement des marchandises, sans se soucier du personnel ni des voyageurs du train. On peut poursuivre cette interprétation. Que devient alors la signification du berceau ? Encore des bébés noirs à Göteborg.

Interprétation subjective et exagérée, dirait sûrement Östlund. Pas du tout. C’est lui, Östlund, qui a choisi de placer le berceau dans le film, tel un cheval de Troie rempli d’Africains pas encore nés, et c’est lui qui fait en sorte que le berceau se trouve, à la fin, chez les parents d'un des enfants noirs. Et tout ça pour rien, en quelque sorte. Car cette histoire au second plan est sans importance pour le véritable propos du film. Sa seule fonction réside dans l’appel à l’interprétation fait aux spectateurs.

La dispute, à la fin du film, entre les deux représentants du monde adulte est également, et de la même manière, totalement injustifiée. L’un prêche la compréhension face aux jeunes Noirs, l’autre exige le respect des règles. Mais tous deux sont convaincus que les Noirs sont des voleurs, et les Blancs, face à ce choc culturel et parce qu'ils pensent aux réfugiés africains, versent des larmes impuissantes.

Après cette scène, tous les spectateurs auront compris que le problème, c’est les Noirs – qui appartiennent à une classe inférieure – l’immigration et le changement qui s’opère dans cette Suède multiculturelle. Ce point de vue se justifie éventuellement car il illustre le conflit du film et les vrais dossiers judiciaires dont il s'inspire, même s'il ne faut pas exagérer pour autant l'importance de ces raisons. Mais pourquoi nous montre-t-on seulement l'un des deux côtés ? Pas une seule fois Östlund n’offre la possibilité à son public d’appréhender la perspective des "autres". Une possibilité qui, après tout, serait le gage d’un art de qualité. Au lieu de tenir sa promesse de proposer "un nouveau récit qui parle de la nouvelle Suède", le film renforce une idéologie opposant la vague idée d'un "nous" à l’identification claire et nette des "étrangers".

Östlund se défend des critiques (Dagens Nyheter du 30/11) en choisissant de ne pas parler de son film. Il préfère souligner l’entente qui régnait pendant le tournage entre l’équipe du film et les jeunes de la banlieue, entre Noirs et Blancs. Manifestement, cette entente l’étonne. Il en est de même de l’anecdote par laquelle il termine son article. Lors du festival de Venise, il monte à bord d’un vaporetto dans lequel est assis un acteur noir qu’il reconnaît. Comme pour illustrer la façon dont les préjugés peuvent se manifester, Östlund avoue son étonnement quand cet acteur noir se met à parler norvégien.

Aha, le Noir parle norvégien ! Östlund est étonné. Il précise qu’il est en compagnie d'Erik Hemmendorff, un producteur suédois, mais l’acteur noir, lui, demeure anonyme alors qu’il est le personnage principal de l’anecdote. La seule chose qu’on saura, c’est qu’il parle norvégien. Et que cela étonne Östlund.

Voilà le fond du problème : Quand l’homme blanc cessera-t-il de s’étonner que le Noir parle une langue qu’il peut comprendre ? Et quel est le résultat quand on fait un film qui part de l’hypothèse que Noirs et Blancs ne parlent pas la même langue et ne peuvent pas se comprendre ? Ce résultat existe, il s’appelle PLAY.

Stefan Jonsson
Article paru le 2 décembre 2011 dans le quotidien Dagens Nyheter.
 

 
Dilsa Demirbag-Sten : Ne mettez pas d’œillères idéologiques à l’art -


Ne mettez pas d’œillères idéologiques à l’art

Le film PLAY sera certainement sur la liste des débats les plus importants de l’année écoulée, quand les pages culturelles des grands journaux résumeront l’année 2011.
Finalement, ce n’est pas difficile de provoquer un tollé dans nos journaux ni de faire hurler les journalistes, habituellement si blasés.
Mais la mise en scène est lassante : il s’agit toujours des mêmes personnes, des mêmes raisonnements, des mêmes idées fixes.

Le dernier à avoir été fustigé sur ce mode dans les pages culturelles est en effet Ruben Östlund, le réalisateur de PLAY. Nombreux sont ceux qui se sont sentis appelés à lui cracher dessus.

Le premier était Jonas Hassen Khemiri, notre pleureuse nationale. Khemiri détient probablement le record non officiel dans l'art d’enfoncer les portes déjà ouvertes.

Et quand on croit en avoir fini avec ces portes, Stefan Jonsson, autre figure de proue des pages culturelles du quotidien Dagens Nyheter, vient les enfoncer encore une fois. Quel courage !

Il faut savoir que pour Jonsson, tout le monde est raciste, jusqu'à preuve du contraire. Quand il voit un berceau dans le film d'Östlund, il l'interprète comme une allusion à la grande fertilité des musulmans. Pour un œil moins empreint de préjugés, il est évident qu'Östlund utilise le berceau comme symbole des enfants abandonnés.

D’après les critiques, le film d'Östlund est raciste. Parce que les jeunes voleurs dans le film sont des Noirs. Des enfants. Pourquoi Jonsson et ceux qui pensent comme lui n’arrivent pas à voir plus loin que les différences ethniques ? Pourquoi un jeune Noir ne pourrait pas représenter autre chose que la couleur de sa peau ?

Quand Jonsson met enfin un point final à son article hargneux, l’abîme entre nous – les Blancs – et "les autres" est immense. Alors que le film de Ruben Östlund invite au dialogue et au rapprochement. Contrairement à Jonsson, le réalisateur ose défier et décrire la complexité de la réalité, il ne choisit pas le chemin le plus facile et part du principe que le public est curieux et intelligent.

Les victimes, dans le film, demandent une seule fois aux adultes de les aider mais se font envoyer promener. Aucun adulte ne souhaite prendre ses responsabilités face aux enfants, que ceux-ci soient blancs ou noirs. Dans ce film, il est aussi facile de ressentir de la sympathie pour les auteurs des crimes que pour les victimes. Ce sont tous des enfants. Des enfants négligés. Abandonnés dans un monde d’adultes qui souscrivent volontiers à un stage de danse africaine mais n’ont pour le reste pas la force d’aller rencontrer réellement les gens, en dehors de leur petit monde sécurisé.

Chômage, cités abîmées et écoles qui ne fonctionnent plus ou peu sont le quotidien de nombreux enfants. Le rapport entre pauvreté et couleur de peau est aussi évident qu'honteux. Et la pauvreté des nouveaux arrivants et de leurs enfants augmente.
Mais pour qui est-ce un problème ? Le débat culturel en Suède manque sérieusement d’oxygène et devient de plus en plus étranger à la réalité qui nous entoure car il se focalise sur les questions de différences ethniques. On préfère mettre une bonne couche de maquillage et des œillères idéologiques à l’art. On préfère tuer toute tentative sincère de décrire ce qui fait mal.

Les journalistes des pages culturelles peuvent continuer à stigmatiser l’art et à accumuler les fleurs rhétoriques. Je pense que de moins en moins de gens les écoutent. Le film de Ruben Östlund est important. Il m’a profondément touchée.

Dilsa Demirbag-Sten
Article publié le 22 décembre 2011 dans le quotidien Dagens Nyheter.